- « Maman, maman tu m'achètes des souliers vernis ?
Maman, j'aimerai bien des souliers veeeerniiiis.
Maman, quand est-ce que tu m'en achètes ? »
Je devais avoir quelque chose comme six ou sept ans, les cheveux courts tout bouclés, me valant d'être surnommée Heidi, (comparaison qui m'a poursuivie pas mal de temps d'ailleurs). Je n'étais pas du genre « petite fille modèle » ou « princesse ». Je jouais à la poupée et aux voitures. J'avais des puces d'amour et des billes. Je n'aimais pas quand les garçons disaient que je ressemblais à une poupée, je n'aimais pas quand les filles disaient que j'étais casse-cou comme un garçon. Je n'ai jamais aimé les cases... par contre les souliers vernis, ça oui ! J'en avais terriblement envie. Je n'ai jamais vraiment eu de caprice de filles mais... les souliers vernis... j'en rêvais ! Ma mère avait tranché : non pas de souliers vernis !
- « Maman, tu m'achètes des souliers vernis ? »
- « Non. Tu sais bien que non. »
- « Maman, je peux avoir des souliers vernis ? »
- « Je t'ai déjà répondue. C'est non. Des souliers vernis ça s'abîme. »
A chaque nouvel achat de chaussures, les souliers vernis revenaient sur le tapis. Ca amusait beaucoup mes sœurs qui ajoutaient « Inutile d'insister. Tu sais bien que « non » c'est « non » »
A défaut d'user des souliers, c'est ma mère que j'usais. A l'époque, nous habitions dans les quartiers ouvriers de Roubaix... mes grands-parents maternels et ma tante habitaient dans une rue voisine à la nôtre. Ma tante était une « vieille fille » mais pas les veilles filles comme on les imagine. Elle avait alors quarante ans, voyageait, était secouriste à la Croix Rouge, etc. C'était ma Tante Aventure, un vrai électron libre. Petite, ado, jeune adulte, je ne l'ai jamais vue avec un « amoureux ». Ce n'est qu'au décès de mon grand-père qu'elle nous a présenté Maurice. J'avais trente ans.
Je me souviens de ce jour où j'étais particulièrement casse-pieds avec mes souliers. Nous arrivions chez mes grands-parents et je demandais pour la mille et unième fois quand j'aurai des souliers vernis... déclenchant les mille et unième gloussements de rire chez mes sœurs, le mille et unième soupir chez mon père. Je m'attendais au mille et unième « non » de ma mère mais quelle ne fut pas ma surprise en l'entendant me répondre « C'est d'accord ! Pour le mariage de Tante Agnès ! » Explosion de joie ! J'allais enfin avoir des souliers vernis... J'ignorais à l'époque ce que tout le monde savait : ma tante ne se marierait jamais, question de principes. A peine rentrée chez Bon Papa et Bonne Maman, je me précipitais vers Tante Agnès et, trépignant d'impatience, répétais « Quand est-ce que tu te maries ? Quand est-ce que tu te maries ?»... Ca a duré longtemps. J'ai grandi. J'ai oublié. Je n'ai jamais eu de souliers vernis.
Trente ans plus tard... je vais chercher des chaussures avec les garçons. Leurs paires sont choisies sans trop de négociations : nous sommes d'accord. Je regarde une paire pour moi...et là je me fige face à la paire de souliers vernis, un sourire malicieux se dessine : « Tante Agnès se marie sauf qu'elle ne le sait pas...»
J'avais oublié mes rêves. Je me suis souvenue.